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News from Nowhere
10 May 2021

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Parce qu’elle est la plus ancienne du globe, la mer nous ouvre des horizons temporels qui débordent les œillères par lesquels nous nous bornons à percevoir notre petite existence, comme la seule histoire qui soit. De la mer, et plus encore de cette méditerranée , bruit 2 encore le mythe d’un océan primitif d’où émergeait la vie sur une terre immémoriale. Devant l’étendue, l’œil pressent qu’à l’échelle des temps géologiques, l’histoire humaine est un battement de cil. On se souvient alors qu’au-delà du cercle du nombril humain, un univers plus grand nous porte, nous emporte. Il est, car il fut et sera, cependant que nous aurions été – sans avoir été sûr d’être.

Là, donc, les temps se conjuguent. Au je suis, du présent de l’anthropocentrisme, se substitue un je-suis-au-monde, du présent de l’ambiant. Peut-être est-ce l’entrée vers un certain état modifié de la conscience que provoque l’expérience du sentiment océanique, 3 cher à Romain Rolland, où nous participons, sinon d’une éternité, du moins d’une étendue « sans bornes perceptibles » . En somme, face à la mer, le temps humain subit un 4 débordement et nous sommes submergés dans un temps géologique – et plus vaste encore peut-être –, dont nous ne percevons que l’incommensurabilité.

Ce temps qui s’ouvre est aussi le fait de la ruine et de la nouveauté qu’évoquait Valéry. Les aspérités s’érodent par les sables qui fluent et sur la pierre polie, le temps ne semble plus avoir prise. Travaillé par les vagues, le plus contemporain fragment de faïence n’a plus d’âge. Une inlassable érosion brouille les pistes. Avec ce flux qui ruine, opère un reflux qui, lui, enrobe ces épaves sous les concrétions minérales et vivantes, dans une gangue, comme pour les conserver, les assimiler. Aussi, de curieux objets hybrides, mi-humain, mi-naturel, prennent des allures de fossiles et d’artefacts archéologiques. Associés aux minéralités de la mer, l’afficheur de ce tout récent téléphone, le bout de plastique de cette claquette, ne semblent plus dater d’hier, mais d’une autre ère. Une ère peut-être révolue, nous souffle leur statut d’épaves.

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Cette mise en abyme des temps, la mer nous la livre en (nous) vomissant à nos pieds, sur les plages, les objets de notre déchéance. Ils sont, en quelque sorte, des bouteilles (en plastique) à la mer : l’aveuglement de l’homme les y aurait lancés et, pour qu’une conscience puisse s’y reconnaître, il a fallu à la mer réviser leur message, en y joignant une densité temporelle, en y inscrivant les traces de notre très présente fin à venir. Ces objets sont enfin ces lettres que la mer nous renvoie pour nous donner des nouvelles de ce que nous sommes devenus, de notre puissance à rivaliser, désormais, avec le dynamisme géologique, en inscrivant notre propre strate, en créant un 7e continent. « Cette immense masse flottante de déchets plastiques, rappelle Nicolas Bourriaud, dérivant dans les océans, est un reflet concret de l’anthropocène » , et plus légitimement, du capitalocène. 5 Cette toile de fond se laissait pressentir dans l’Open-studio que proposaient en septembre 2020, Instissar Belaïd et Moritz Hagedorn. Ils présentaient là, les travaux de leur première recherche qui semble pointer vers ce « dehors », qu’évoquait Tristan Garcia (en référence au « Grand dehors » de Quentin Meillassoux) qui « s’est manifesté par la réapparition dans l’esthétique actuelle d’une Nature sans hommes, par la figure du postapocalyptique (se représenter le monde tel qu’il sera une fois que nous ne serons plus là, une fois que la culture aura cessé) » . Une esthétique donc se construisant sur « une certaine 6 lassitude dans le sujet humain à l’égard de la contemplation de sa toute-puissance » . Dans 7 cette exposition, News from nowhere, les deux artistes poursuivent leur exploration et invitent deux artistes à se joindre à la réflexion : Nidhal Chamekh et Atef Maatallah. Dans le prolongement de l’expérience temporelle que la mer nous suggérait, le projet de Belaïd et Hagedorn travaille à la distorsion du temps. Les pièces qu’ils présentent tendent à perturber le long fleuve tranquille où l’on se complaît à vivre sans faire de vagues. Devant ces essais, les temporalités se superposent, se croisent et se télescopent. Par des évocations archéologiques, Instissar Belaïd installe les traces d’un présent dans un passé que nous envisageons, dès lors, à travers un futur où notre regard est projeté. Ces traces sont les écofacts, artefacts et les faits d’une hybridité que l’artiste collecte sur les plages. Elle les échantillonne et les organise comme les rébus d’un étrange énoncé qui raconte ce que l’homme fut. Des carnets collectent les traces de divers éléments prélevés qui, par frottage, acquièrent une dimension minérale évoquant le fossile. D’autres expériences tentent de tirer un avenir vers un présent en accélérant les processus de minéralisation : la cristallisation du sel autour d’objets et d’ossements simule l’inéluctable fin, la nôtre, dont l’anthropocène est le catalyseur. À travers ces tables d’échantillons, nous ne sommes pas simplement projetés entre un présent et un avenir, mais plutôt entre un avant et un après la fin. Après la chute pourtant, il n’y a personne et, sans doute, c’est à nous qu’incombe la tâche d’être les archéologues de nous-mêmes, de notre manière d’être au monde et de fouiller cet ici et maintenant.

Ébranler le rassurant fil du temps auquel nous tenons, c’est aussi ce qui transparaît de la pratique photographique de Morritz Hagedorn qui nage à contre-courant des progressions technologiques. De la photographie numérique, l’image cherche les voies qui la mèneront au champ de l’argentique. Elle retrouve les densités du papier, elle devient matière modelée par les mains. C’est à rebours que l’image traverse ses dispositifs techniques en quête de ses origines physiques et chimiques. En liaison avec la pratique de Belaïd, l’artiste tente d’inscrire l’image sur des éléments naturels ; l’on songerait presque à une volonté de reconduire la lumière que l’appareil a capturée vers une pellicule originelle faite de terre et de roche. En deçà de ses destinations, lorsqu’il s’agit d’image en négatif, il semble que la photographie se défait de ce qu’elle représente pour retrouver sa valeur plastique, son statut de photographie en tant que telle, de quasi-document photométrique où se lisent encore les traces spectrales d’une humanité disparue.

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Autour du champ d’une mer médiane, entre un déluge et son assèchement, entre les strates du temps, ses distorsions et ses déploiements, Nidhal Chamekh et Atef Maatallah s’inscrivent par les questionnements qui respectivement les travaillent. Un certain regard sur le rapport à l’histoire et à ses mémoires est installé par Nidhal Chamekh. C’est pour en découdre avec le fil du temps, sa traditionnelle linéarité et, par la même, son unilatéral récit
de l’histoire que l’artiste défait le plan unique qui conditionne l’œuvre graphique et le regard qui la perçoit : il monte les traces d’une historicité, non plus pour un œil asservi à son seul point de vue, mais pour un corps mouvant autour de l’œuvre qui se donne par ses multiples strates, ses diverses perspectives et ses montages. Les éparses matières d’une histoire que sont ici les images empruntent les voies que Aby Warburg aimait à suivre : per monstra ad astra, donnant sur « "l'inquiétante dualité" de tous les faits de la culture » . Dans L'Atlas 8 mnémosyne de Warburg, écrit Didi-Huberman, « le jeu des astra et des monstra y rend compte (...) de l’histoire humaine dans ce qu’elle a de plus cruel et de plus violent. Les échantillons du chaos spatial – ou figural – y témoignent d’un chaos psychique lui-même indissociable de ses incarnations historiques et politiques. C’est que la connaissance par montages ou par remontages engage toujours une réflexion sur le démontage des temps dans l’histoire tragique des sociétés. » . De son côté, c’est vers les mosaïques antiques que Atef Maatallah dirige ses dessins.

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S’il s’agissait plus haut de passer du temps avec la mer, il s’agit maintenant d’en passer avec la pierre. Une pierre qui, par les motifs qu’elle figure, évoque la mer et, nous serions tentés de dire, une pierre qui, même, se souvient : de Thuburbo Majus où l’artiste puise ses images, la mer n’est plus présente que par les évocations dessinées certes, mais aussi par la nature des tesselles. Car que sont ces marbres et autres pierres calcaires que l’expression minérale d’une vie sous-marine multimillénaire ? Par l’agencement des fragments, en retrouvant les ondulations et les contours d’une vague, d’un poisson, la pierre replonge vers ses origines géologiques. Par les mains du mosaïste, elle se souvient. Par les mains de l’artiste, elle nous souvient.

En ouvrant l’horizon des temps et de ses récits, en éveillant une mémoire qui dépasse les simples souvenirs d’une existence humaine, le projet de Belaïd et Hagedorn prolonge les retentissements de la mer. Les cheminements en dialogue qu’ils empruntent, mènent à la fabrique d’une mémoire matérielle et spectrale de l’anthropocène pointant ainsi sa ruine et son naufrage. En se faisant archontes et en nous présentant ces devenirs-archives, les 10
artistes nous renvoient à cet horizon sans bornes perceptibles. L’archive a quelque chose d’océanique, nous rappelle Arlette Farge : « Parce que démesurée, envahissante comme les marées d’équinoxes, les avalanches ou les inondations. La comparaison avec des flux naturels et imprévisibles est loin d’être fortuite ; celui qui travaille en archives se surprend souvent à évoquer ce voyage en termes de plongée, d’immersion, voire de noyade... La mer est au rendez-vous. » . Partant de la mer, il semble que l’on retourne à la mer. En glissant 11 nos regards vers ces points de fuite, les nouvelles de nulle part nous rappellent que nous nous noyons déjà, tout en persistant à croire qu’après nous sera le déluge.

Mohamed-Ali Berhouma